[Mohamed El Marouani est l'auteur de l'oraison funèbre de Abdessalam Yassine. Condamné à une peine de vingt-cinq ans de prison, pour complot contre la sureté de l'état, il est libéré dans le sillage du mouvement du 20 février. Il est le fondateur de l'association Al Oumma qu'il aimerait transformer en parti politique, mais pour lequel il a essuyé un refus.]
Ahmed Benseddik et Salah Elayoubi (AB et SE): On se souvient de l’oraison funèbre que vous avez prononcée aux funérailles du Cheikh Yassine. Ceux qui vous ne vous connaissaient pas ont pu apprécier vos talents oratoires, alors que vous meniez une violente charge contre ceux que vous qualifiez de « normalisateurs et collaborationnistes de la tyrannie et de la corruption. » Qui êtes-vous Mohamed El Marouani ?
Mohamed El Marouani (MM): Licencié en Sciences Economiques, option économétrie et titulaire d’un diplôme d’études supérieures (DES) en gestion, je suis chercheur sur les questions de la pensée politique islamique et prépare actuellement une thèse doctorale sur « la Théorie de la légitimité du pouvoir politique en Islam ».
Marié et père de trois enfants, je suis administrateur principal et responsable d’études à Maroc Telecom et ex-vacataire à l’Institut National des Postes et Télécommunications, Cycle des Gestionnaires.
Président fondateur du Mouvement pour la Oumma de 1998 à 2011, je suis l’actuel coordinateur national du parti du même nom. Ex-militant et responsable syndical, j’ai également fondé nombre d’associations et de coordinations civiles, participé aux actions de défense des droits de l’Homme (débats ou manifestions de protestations ou de solidarité avec les prisonniers politiques et pour délit d’opinions).
Ex-détenu politique, j’ai été condamné à une peine de vingt cinq, ans ramenée à dix ans en appel, avant d’être libéré, le 14 avril 2011, dans le sillage des manifestations du mouvement du 20 Février.
Je suis l’auteur de plusieurs publications sur différents thèmes (constitution et démocratie, enseignement, économie etc), dont notamment un ouvrage sur le pouvoir politique dans la pensée politique islamique historique et contemporaine (publié sous forme d’articles).
AB et SE: Quelles étaient vos relations avec Cheikh Yassine et al Adl wal Ihsane ?
MM: Cheikh Yassine fut l’un des rares leaders de ce pays à avoir continuellement et sans répit fait la démonstration d’un courage à nul autre pareil, contre le despotisme et la corruption. Ses interpellations et ses adresses aux uns et aux autres témoignent de la grandeur du personnage. Malgré l’incarcération, l’assignation à domicile, les persécutions et l’enfermement psychiatrique, il n’a jamais fléchi.
Par ailleurs, l’homme était un intellectuel, porteur d’un projet de société et doué de qualités incontestables, nécessaires au leadership, et le charisme qui va avec. Il en fallait pour accompagner et faire évoluer Al Adl wal Ihssane vers la place importante qu’elle occupe aujourd’hui, dans le champ politique marocain.
Les relations que nous avions tissées, tant avec lui qu’avec son organisation, étaient bâties sur le respect mutuel, la coopération et la solidarité.
AB et SE: Vous avez été condamné à vingt cinq ans de prison, avant d’être gracié par le roi. Quelles ont été les circonstances de votre arrestation et de votre condamnation ?
MM: Dès 2006, le Makhzen avait mis en place un plan politico-sécuritaire visant la restructuration ou plutôt le reformatage de la scène politique marocaine dont les grandes lignes sont :
- Démantèlement forcé ou consenti des partis administratifs pour la refondation d’un contexte politique en adéquation avec les besoins du Makhzen ;
- Répression des médias indépendants;
- Affaiblissement de la mission électorale du Parti Justice et Développement (sur le plan politique, il ne représente plus aucune menace pour le régime politique makhzénien) ;
- Poursuite de l’opération de fichage sécuritaire, à l’encontre d’al Adl wal Ihssane, en vue de les contenir, comme l’a si bien signalé P. Vermeren, dans son ouvrage « Le Maroc de Mohamed VI. La transition inachevée » (ed. La Découverte).
C’est dans ce contexte politique que s’est déroulée notre arrestation et notre condamnation. Le Makhzen a pris le pli d’autoriser les partis qui se rangeaient à sa vision politique. Il ne pouvait décemment pas autoriser un parti politique qui revendiquait sa liberté et son autonomie et était donc aux antipodes de sa nature despotique. A défaut de soumettre le parti, et convaincre ses responsables, ils ont choisi de nous museler en nous intentant un procès inéquitable au cours duquel la présomption d’innocence a été sciemment violée par le ministre de l’Intérieur de l’époque, Chakib Benmoussa. Le jugement fut à l’avenant, et d’une médiocrité inégalée.
AB et SE: Comment peut-on être condamné aussi lourdement un jour et être purement et simplement libéré un peu plus tard ? N’est ce pas là une preuve que les mêmes méthodes de manipulation et de dissuasion sont appliquées par le Makhzen ? Et n’est ce pas là un aveu de votre innocence, et peut-être aussi de celle d’autres condamnés ?
MM: Aucun doute à ce propos ! Le Makhzen était persuadé que les conditions étaient réunies pour asseoir son hégémonie sur le champ politique. Il n’aura pas dérogé à cette approche keynésienne qu’ont tous les régimes despotiques de la vie politique. Ils sont génétiquement obnubilés par une vision à court-terme. Mais comme Keynes le signalait, à long-terme, nous serons tous morts. Le projet est toujours le même : tuer dans l’œuf toute contestation ou tentative de lutte contre le despotisme et la corruption.
Mais c’était compter sans le « Mouvement du 20 Février » qui, dans le sillage de ce que l’on a appelé « le Printemps arabe », a contrecarré ces plans et à qui nous devons, pour l’essentiel, notre libération. Un juste retour de bâton pour ceux qui nourrissaient l’ambition de porter atteinte à nos droits les plus élémentaires, et entacher notre réputation pour nous couper de notre base et nous aliéner l’opinion publique.
Mais si notre libération fut un revers manifeste pour l’administration du Makhzen qui a toujours privilégié les choix sécuritaires au détriment d’une stratégie de développement, je dois toutefois déplorer un bémol à cette victoire. D’autres détenus islamistes continuent de croupir dans les prisons. Une sorte de monnaie d’échange pour nous contraindre à un changement dans nos choix politiques. En pure perte, car notre détermination de lutter pacifiquement pour l’instauration d’un véritable État de droit où les Marocains pourront jouir d’une vie décente et où les richesses seront réparties de façon équitable, reste intacte.
AB et SE: La cour d’appel a refusé la constitution du parti politique « Al Oumma » dont vous projetiez la création. C’est sans doute un signe qu’on vous tient encore à l’œil, malgré la grâce dont vous avez bénéficié. A-t-on justifié ce refus ?
MM: Pour notre plus grand malheur, le pouvoir judiciaire n’est pas indépendant et souffre de problèmes structurels profonds. Un exemple : le tribunal administratif s’est prononcé contre la constitution du parti Al Oumma, alors même que le délégué royal pour la défense du droit et de la loi, partie neutre, avait émis un avis favorable. Un verdict scandaleux, quand on sait que le jugement a été fondé sur des questions de délai de prescription des attestations d’inscription dans les listes électorales, sur une décision ministérielle et ce, en dépassement flagrant de la loi et de son décret d’application. Un argument qui équivaut à rejeter toutes les attestations fournies par les députés à l’occasion des élections du 25 novembre.
En réalité, le refus d’autoriser la constitution du parti est une décision purement politique qui ne peut être dissociée du contexte général, fait de répression des libertés, de procès fabriqués contre les militants du 20 Février, et d’emprisonnements politiques dans des conditions contraires à la dignité humaine
AB et SE: Beaucoup parmi les membres du 20 Février semblent convaincus qu’un accord à tout le moins informel, sinon tacite, aurait été passé entre le PJD et Al Adl wal Ihssane, ainsi que d’autres mouvances islamistes, afin de donner à Benkirane et son gouvernement une chance d’expérimenter leur programme politique. Certains n’hésitent pas à suspecter un accord sous les auspices ou à l’instigation du Makhzen, et évoquent une trahison. Qu’en pensez-vous ?
MM: Je ne me permettrais pas de répondre à leur place. Vous pourrez toujours leur poser la question. En ce qui nous concerne, nos positions resteront inchangées tant que le contexte actuel demeurera le même. Nous serons toujours aux côtés des opprimés, opposés au despotisme, à la tyrannie et la corruption. Le retrait d’al Adl wal Ihssane, avec qui nous partageons bon nombre de points de vues, est une décision politique interne à l’association. Nous devons la respecter. Au demeurant, s’ils ont quitté les manifestations, ils n’ont pas quitté la scène mais affirment leur propre ligne politique. Enfin, faut-il le souligner, nul ne pourra jamais soupçonner al Adl wal Ihssane d’avoir eu des affinités avec le pouvoir.
AB et SE: En Tunisie et en Égypte, le premier réflexe des islamistes au lendemain de la révolution semble vouloir être celui d’en découdre avec les mouvements laïcs, de chercher à s’incruster constitutionnellement, tout en agitant la Charia comme une menace, sans jamais apporter de solution démocratique. Quelle est la place du concept de la démocratie dans votre esprit ?
MM: Tout d’abord, il nous faudrait nuancer le propos. Ce qui se passe en Tunisie et en Égypte n’a rien à voir avec l’adoption ou non de la démocratie. L’Égypte et la Tunisie vivent une période de transition démocratique que l’on peut assimiler à une « zone de turbulence ». Dans un tel contexte, on relève deux types d’évènements :
- Des évènements que l’on peut qualifier de normaux ou naturels, liés au débat politique qui agite la société civile et met aux prises des projets politiques divers: nationalistes, libéraux, gauchistes et islamistes. Cette diversité est à mettre au bénéfice d’une bonne santé de la démocratie et d’une richesse dans les échanges, tant que le dernier mot revient au peuple, via des élections transparentes et dans un contexte de liberté. C’est, somme toute, la voie empruntée par toute démocratie;
- Des évènements liés aux soubresauts du régime renversé et qui visent à déstabiliser le processus démocratique.
Toute transition démocratique, connaît des moments de tensions qui sont dépassés aussitôt qu’est mis en place un cadre politique et constitutionnel.
Quant à la démocratie en elle-même, elle demeure, à ce jour, le meilleur système jamais expérimenté par l’humanité, pour s’organiser en société civile et gérer ses choix stratégiques. Y-a-t-il lieu de rappeler que l’État, dans la pensée islamique, est un État civil qui peut prendre toute forme possible suite un consentement des composantes de la société ? Notre projet politique s’articule autour de deux axes: le peuple source du pouvoir, et la souveraineté de la loi. Cependant il faut distinguer entre source du pouvoir et source du droit. La Charia peut être l’une des sources du droit et peut être la source principale du droit. En Égypte, par exemple, peu ou prou sont, y compris parmi les coptes, opposés au principe de la Charia comme source du droit. On peut en tirer la conclusion que tout est fonction de la volonté populaire, et c’est là la principale règle de la démocratie : le respect de la majorité sans compromettre les droits des minorités et de l’opposition politique.
AB et SE: Vous n’avez pas manqué d’adresser des messages politiques au pouvoir marocain, au PJD… quel bilan faites-vous d’une année après l’arrivée de ce gouvernement ?
MM: Je considère que le gouvernement est le produit du contexte politique et ne peut agir au-delà de ses compétences et possibilités politiques et constitutionnelles. C’est la raison pour laquelle nous n’avons perçu aucun changement fondamental dans les choix stratégiques du gouvernement Benkirane qui nous inciterait à changer de position politique. Un simple exemple : le régime continue à s’opposer à notre droit à l’expression et à l’organisation.
Trois conditions doivent être réunies pour que l’on puisse juger ou non de l’efficacité et de l’efficience de la formation gouvernementale : un large soutien populaire, un contexte politique sain et ouvert et un cadre constitutionnel démocratique.
- Côté soutien populaire, les sondages ne dépassent pas le chiffre de 27% ;
- Le climat politique est marqué par les emprisonnements politiques, la répression du droit d’expression et d’organisation (le cas du parti Al Oumma, répression de la presse et des manifestations pacifiques…).
- Le cadre constitutionnel est marqué par l’hégémonie de l’institution royale jusque sur l’application du programme gouvernemental.
Un état des lieux qui n’est pas étranger à la péjoration d’un certain nombre d’indicateurs :
- Indice de la démocratie: le Maroc est passé de 116 en 2010 et 119 en 2011 ancrant le Maroc dans la sphère des pays totalitaires, alors que la Tunisie est passée du rang 144 à 94 pour la même période, lui permettant de quitter cette sphère et de regagner les pays à régime hybride, en cours d’instauration de la démocratie ;
- Indice de la corruption: le Maroc passe de la position 80 en 2011 à 88 en 2012 selon le rapport de Transparency International ;
- En matière des libertés, le Maroc enregistre une chute des libertés de la presse en passant de la 135e place, en 2010 à 138e en 2011, selon le fameux rapport des libertés de la presse de 2012, édité par Reporters sans frontières.
La constitution ne laisse de liberté à aucune formation politique d’exercer le pouvoir et d’appliquer ses programmes, assimilant tout gouvernement travaillant avec cette monarchie dite exécutive à un serviteur du pouvoir, en dépit de tout bon sens démocratique.
Il n’est donc pas exagéré de dire que le gouvernement actuel a réussi à jouer son rôle dévolu de faire-valoir du régime. En redorant ainsi le blason au Makhzen, il nous renvoie à une ère de plomb relookée. Alors que la vie politique est à l’agonie, on constate que le camp du despotisme reprend l’initiative.
AB et SE: Aussi bien Wikileaks que le livre « Le roi prédateur. Main basse sur le Maroc » (Catherince Graciet et Eric Laurent ; ed. Seuil) évoquent l’implication du roi et de son entourage dans des agissements d’abus de pouvoir, de haute corruption et de multiples scandales et actes de prédation économiques. Le palais n’a jamais démenti ces deux sources. Pourquoi à votre avis ?
MM: L’institution royale a son porte-parole dont la responsabilité est de répliquer à ces accusations. Son silence assourdissant a valeur d’assentiment.
AB et SE: Comment appréhendez-vous la situation politique du Maroc et son avenir ?
MM: Le Makhzen persiste dans son ignorance coupable du mécontentement populaire exprimé dans la rue. Il refuse d’honorer ses propres engagements pour une transition démocratique et ses promesses économiques et sociales. Le Droit et les libertés fondamentales continuent à être bafoués, dans un champ politique éteint. Autant de constatations qui me font penser que les ingrédients d’une nouvelle vague de révolte sont désormais réunis.
[Cet interview a été publié sur le blog de Salah Elayoubi.]