Au lendemain du premier tour des élections présidentielles au Mali, qui ont pour l'instant donné l'avanatge au favori Ibrahim Boubacar Keita, les réactions oscillaient entre critique des conditions du scrutin et optimisme performatif (surtout en France où l'enthousiasme juvénil du Parti Socialiste au pouvoir confinait au ridicule). Il y a de quoi être découragé devant l'empressement de responsables politiques qui souhaitent si fort transformer une victoire militaire très relative en une victoire politique qu'ils en oublient les précédents en la matière. Or, ils sont nombreux ces cas où une élection présidentielle n'a pas permis une réelle sortie de crise (du Pakistan de Zardari au Congo de Kabila, en passant par l'Égypte de Morsi plus récemment). Assurément, on ne peut souhaiter aux Maliens que le retour de la stabilité qui demeure la condition sine qua non d'une amélioration significative des conditions économiques et sociales. Il faut bien reconnaître que, dans ce contexte, la reconstitutionnalisation du jeu politique et le cantonnement des militaires dans leur casernes sont des objectifs censés, ce qui explique les fortes attentes des Maliens comme des bailleurs de fond, notamment européens. Mais la recherche d'une sortie de crise par les responsables de celle-ci ne doit pas nous dispenser de jeter un regard critique sur une remise en ordre qui en dit long sur l'état du pays et de la région.
La satisfaction du "libérateur"...
On ne reviendra pas sur les circonstances de l'intervention militaire française, laquelle a suffisamment été débattue sur Jadaliyya, notamment sur cette page, ici ou encore là. Toutefois, qu'il soit permit à l'auteur de préciser brièvement que reconnaître le caractère nécessaire d'une intervention militaire ne dispense nullement ses instigateurs comme ses commentateurs d'une critique des circonstances de celle-ci. Clairement, il convient de ne pas oublier que s'il fallait sans doute que quelqu'un mette en déroute les assaillants djihadistes (ceux qui passèrent à l'offensive en prenant la ville de Konna en janvier 2013), cela n'absout à aucun moment la frénétique compétition inter-étatique pour l'exportation d'armes en direction des pays en voie de développement[1], ni l'exploitation rapace des sous-sols sahéliens et plus généralement africains, et encore moins l'aventure libyenne dont les conséquences se feront encore durablement sentir dans la région.
De plus, d'un point de vue français, il y a quelque chose de désespérant dans le déni de réalité d'irresponsables politiques qui continuent d'entretenir, en 2013, le mythe surranné de la "mission" de la République en Afrique[2]. En bref, il n'y a pas de quoi pavoiser. Plutôt que de se proclamer "libérateurs" du peuple malien, mieux vaudrait déjà ne pas poser les conditions de son asservissement.
... et l'oubli des causes structurelles
Car les conditions de la crise au Mali sont multiples, et il ne suffit pas de dénoncer le rôle des narco-terroristes pour peindre un tableau complet de celle-ci. J'ai déjà expliqué ici comment les tenants de l'ordre cantonnent autant que possible une crise protéiforme à son aspect sécuritaire, ceci afin de mieux justifier la coercition comme seule réponse. Répétons-le, les violences physiques ne sont qu'une forme des violences structurelles qui sont exacerbées durant la conjoncture critique.
Parler de la crise au Mali doit donc nécessairement nous amener à considérer les conditions d'extrême pauvreté qui caractérisent l'espace sahélien. Pour ce que ça vaut, signalons que le Mali est classé 182ème sur 186 selon l'indice de développement humain publié par l'ONU en 2012. Cette situation peu flatteuse est aggravée par la masse des quelques 500 000 déplacés, lesquels commencent juste à regagner le nord du pays, avec le cortège de problèmes sanitaires et alimentaires que cela implique. Notons par ailleurs que parmi les plus mal lotis en terme d'IDH figurent également le Burkina Faso, le Niger et le Tchad, des pays voisins qui sont intervenus avec la France et qui sont engagés militairement aux sein des forces déployées par l'Union Africaine. Pour compléter le tableau, signalons également que les dix derniers du classement sont tous des pays de l'Afrique sub-saharienne. Ce n'est guère une surprise mais cela mérite toutefois d'être rappelé.
Dans la bouche de l'observateur étranger (et pas seulement occcidental, quoi qu'on en dise), il est de bon ton de reproduire un cliché faisant de l'état de misère une fatalité africaine. L'oubli des causes structurelles et la construction d'une nature métaphysique de l'injustice ouvrent la voie au rachat du péché de surconsommation par le biais de l'action humanitaire. Or la misère n'est pas une fatalité ; elle a des causes structurelles et celles-ci sont identifiables bien que trop nombreuses pour être exhaustif. Je n'en citerais que deux, à titre d'exemple. D'une part, le Mali et tous les pays sahéliens sont durement touchés par le changement climatique. Ainsi, tant le Tchad, le Mali, la Mauritanie que le Niger ont eu à faire face à entre six et dix saisons sèches entre 1982 et 2009. Ces pays sont d'autant plus exposés que leurs économies reposent essentiellement sur l'agriculture. En conséquence, les changements climatiques induisent à la fois une réduction des ressources disponibles et une modification des modes de subsistance. On comprend dès lors de quelle manière des conflits accompagnent l'aggravation des conditions de vie.
D'autre part et pour contrebalancer l'imagerie misérabiliste qui pourrait être alimentée par l'argument précédent, le Mali n'est pas le pays vide de ressource que l'on veux bien dépeindre. Il s'agit du troisième exportateur d'or africain, et son sous-sol est exploité par des compagnies sud-africaines, anglaises ou encore canadiennes. Comme de raison, les conditions d'attribution des concessions aux exploitants ne laissent qu'une faible part des bénéfices à l'Etat malien, lequel aurait pourtant bien besoin de cette manne financière pour remplir ses obligations à l'égard de sa population. L'industrie minière fonctionne de surcroît en quasi-autarcie et en soumettant ses employés à des conditions de travail indignes. Enfin, ce pillage en règle va de pair avec l'établissement de réseaux de corruption qui profitent à des élites insérées dans les espaces mondialisés du marché, et accroît considérablement un sentiment d'injustice légitime (lequel nourrit à son tour le radicalisme, notamment djihadiste).
On le voit, le Mali a été un espace propiceà la prédation et au développement corollaire d'une pauvreté endémique entretenue par l'absence de protection étatique, ainsi que par la collusion entre les tenants de l'ordre national et leur partenaires étrangers. Il y a donc des causes structurelles à la situation du pays et de la région, lesquelles ne se limitent pas au "narco-terrorisme" et sont plutôt dûes à l'injustice consubstantielle de l'ordre international.
L'illusion tenace du miracle démocratique
Dans ce contexte, on perçoit toute l'inconséquence qu'il y a à déjà s'enthousiasmer du retour de la démocratie comme le font les autorités françaises. C'est d'autant plus navrant que le malheur d'un pays avec lequel les liens sont forts (ne serait-ce que du fait de la présence d'une centaine de milliers de maliens sur le territoire français[3]) nourrit une autosatisfaction indécente. L'Union Européenne n'est pas en reste, puisque son envoyé sur place s'est félicité de la capacité du peuple Malien à comprendre l'importance de cette élection. La participation au scrutin devient ainsi un moyen de mettre en scène la conformation lente mais certaine des peuples du Sud aux standards de la "démocratie consolidée". Dans la morgue des observateurs de Bruxelles et de leur partenaires locaux transparaît ainsi la persistance d'un autre cliché colonial, à savoir l'infantilisation des autochtones à laquelle correspond le rôle d'éducateur que les élites mondialisées s'auto-attribuent.
Mais qu'en-est-il vraiment de cette victoire de la démocratie ? Tout d'abord, il faut dire que ces élections ont indéniablement une importance dans le processus de restauration de l'ordre, puisqu'elles signifient – plutôt qu'elles ne rendent effective – la normalisation politique. Á cet égard, c'est une étape nécessaire, ne serait-ce que d'un point de vue symbolique. Cette normalisation va de pair avec l'espoir d'un renouveau politique nourrit par la lourde défaite de Dramane Dembelé, le candidat de l'Alliance pour la Démocratie au Mali, l'ADEMA-PASJ qui était le principal parti malien depuis plus de vingt ans.
Néanmoins, on constate que l'éclatement du champ politique, illustré par les quelques 27 candidats qui sollicitent les suffrages pour accéder à la magistrature suprême, n'est pas accompagné d'un renouveau effectif des compétiteurs pour le pouvoir. Le candidat arrivé en tête au premier tour,Ibrahim Boubacar Keita (IBK), 69 ans, est un vieux routier de la politique malienne et un ancien de l'ADEMA. Désormais à la tête du Rassemblement pour le Mali, il a été Premier Ministre avant de passer dans l'opposition au Président Amadou Toumani Touré. Lorsque ce dernier à été destitué à la suite d'un coup d'état, IBK a soutenu les putschistes dirigés par le capitaine Amadou Sanogo. Son adversaire au second tour sera Soumaïla Cissé, candidat de l’Union pour la République et la Démocratie, 63 ans, également ancien de l'ADEMA et trois fois ministre des finances par le passé. Il a été pour sa part un adversaire déclaré du coup d'état militaire. Les deux hommes qui s'affronteront le 11 août prochain avaient déjà été candidats aux élections présidentielles précédemment. On le voit, le prochain président malien ne sera pas un nouveau venu.
Plus significatives de l'absence de changement structurel sont les contestationsémanants du camp de Soumaïla Cissé et des autres adversaires d'IBK à la suite de l'annonce des résultats provisoires du premier tour. D'une part, ces protestations apparaîssent légitimes compte tenu du soutien dont pourrait avoir bénéficié le favori de la part des militaires qui ont pris le pouvoir en mars 2012. Elle est également censée puisque les élections se sont déroulées dans l'empressement et la confusion, sous l'impulsion d'un gouvernement français pressé d'en finir, alors que des centaines de milliers de déplacés n'ont pas pu se rendre dans leur localité d'origine pour y récupérer leur carte d'électeur.
De fait, si les élections ont été "vendues" comme un nouveau départ après 20 années de gestion catastrophique, les ingrédients qui ont conduit au désintéressement des Maliens à l'égard de la politique sont toujours là : irrresponsabilité, mauvaise gestion, corruption, collusion avec les intérêts étrangers... C'est pourquoi il convient de ne pas fétichiser ce rendez-vous électoral, sans pour autant méconnaître son importance symbolique. En effet, les vrais défis de la sortie de crise restent encore à relever, qu'il s'agisse de la mise en oeuvre d'une réconciliation nationale qui semble compromise sans une prise en compte des revendications targuis[4], ou de poser les conditions d'une vraie indépendance du pays.
La question épineuse de la formation des militaires africains
Dans le processus de restauration de l'ordre, l'un des points les plus important apparaît l'enjeu -souligné par tous les candidats – d'une réforme et d'une reconstitution de l'armée malienne. Celle-ci intéresse également au plus haut point la France, qui espère sécuriser le pays tout en se désengageant aussi rapidement que possible d'un théâtre d'opération qui fleure bien trop l'impérialisme pour avoir durablement bonne presse. Il faut donc transférer la responsabilité de la restauration de l'ordre et de son maintien aux Africains de la Minusma, dans un premier temps, puis aux Maliens eux-mêmes dans un second.
Dans ce contexte, les Européens ont mis l'accent sur la formation et la coopération militaire, lesquelles impliquent particulièrement l'armée française. Là encore, en dépit des efforts déployés pour présenter l'entreprise sous l'angle de l'amitié franco-malienne ou du pragmatisme, il sera bien difficile de ne pas donner l'impression d'un projet néo-colonial. En effet, le souvenir des représentations impériales est encore trop fort pour qu'on ne soit pas gêné par l'image des armées africaines s'entraînant pour le défilé du 14 juillet à Paris, ou par le discours d'un colonel français intimant à ses élèves maliens d'aller "sacrifier leur vie si nécessaire."
Pourtant, tout n'est pas si simple. La formation de la nouvelle armée malienne s'insère dans le cadre plus général de la délégation des questions de sécurité aux "états partenaires" que privilégie l'Union Européenne. Elle est également le reflet du changement de stratégie français entamé depuis le milieu des années 1990, après l'expérience calamiteuse au Rwanda. Ce redéploiement à grande échelle trouve sa concrétisation dans les 16 Écoles Nationales à Vocation Régionale (ENVR) implantées dans plusieurs pays d'Afrique de l'Ouest, qui forment les cadres des armées africaines. Il est également facilité par la présence sur place des forces déployées dans le cadre des opérations de police certifiées conformes par l'ONU (Licorne en Côte d'ivoire, Epervier au Tchad, Serval au Mali). Au total, ce sont donc pas moins de 18000 soldats africains qui ont été formés par l'armée française en 2012, un chiffre qui doit être mis en comparaison avec les effectifs d'une armée malienne qui devrait compter quelques 12000 soldats à l'issu de sa réformation sous la tutelle des instructeurs européens.
Ce choix fait par la France et par l'Union Européenne de privilégier la formation des armées africaines traduit la persistance d'une vision étatiste de la sécurité. A cet égard, au-delà du cynisme des européens (dix soldats tchadiens morts au combat dans le massif des Ifoghas passent mieux qu'un seul légionnaire français), de leurs arrière-pensées économiques, ou de l'imagerie grotesque et anachroniquement coloniale qui accompagne la mise-en-scène de l'implication des troupes africaines, on doit néanmoins reconnaître qu'il vaudra toujours mieux une armée locale formée par les Européens que des mercenaires étrangers payés en mines de diamants, comme ce fut le cas de la compagnie sud-africaine Executive Outcome en Sierra Leone dans les années 1990, ou des milices d'autodéfense engagées dans une spirale de la violence routinisée, comme c'est encore le cas des Maï-Maï à l'Est du Congo.
Finalement, la reconstitution d'une armée malienne avec le concours des Européens est rendue d'autant plus importante que le calme relatif qui a accompagné le premier tour des élections présidentielles est d'abord dû au déplacement des groupes djihadistes vers d'autres sanctuaires (en Libye, mais aussi dans les maquis tunisiens et algériens) et non à leur destruction. En somme, tant les acteurs de la violence que les causes structurelles de celle-ci demeurent. Il convient donc dans un premier temps de prémunir le pays tant d'une nouvelle incursion djihadiste que d'une intervention française, sans pour autant perdre de vue la seule vraie nécessité qui est de s'attaquer aux racines de la crise au Sahel.
Restauration de l'ordre et/ou sortie de crise ?
En conclusion, la tenue de ces élections présidentielles est certes un signe encourageant, si tant est que le deuxième tour se déroule correctement. Pourtant, c'est avant tout un moment symbolique dans la restauration de l'ordre constitutionnel au Mali plutôt qu'une garantie d'une amélioration concrète de la situation du pays et de la région. Un autre facteur du retour de l'ordre, autrement plus important, est la reconstitution de l'armée malienne et la reconstitution d'une capacité d'autodéfense nationale. C'est là que la priorité se trouve d'un point de vue strictement pragmatique
Dans le même temps, croire que le retour de l'ordre est une garantie de la sortie de crise est une chimère, dans la mesure où celui-ci repose depuis toujours sur des structures violentes et injustes, tant sur le plan national qu'international. Ainsi, comment croire à un règlement politique de la crise au Sahel sans une réponse adaptée aux revendications des minorités des différents états concernés (touaregs, arabes, peuls...) relève d'une chimère. De la même manière, il y a quelque chose d'absurde dans le fait de combattre militairement le radicalisme djihadiste tout en autorisant la prédation des sous-sols et le développement de la corruption qui l'alimente, que ce soit au Mali, au Niger ou encore en Algérie. On pourrait encore s'étendre sur les conséquences des luttes d'influences entre puissances étrangères, de la désertification des terres agricoles ou des politiques migratoires européennes sans avoir fait le tour des multiples sources d'un déséquilibre régional.
Finalement, on le voit, la restauration de l'ordre au Mali ne sera pas suffisante pour mettre fin à une crise dont les ressorts sont essentiellement internationaux. A cet égard, en dépit de la mise-en-scène du miracle démocratique chère aux bailleurs de fonds, la conjoncture politique reste caractérisée par sa fluidité, par l'incertitude qui entoure les rapports de force entre les acteurs, et in fine par le risque d'une militarisation des luttes[5]. Tant que l'ordre se nourrira du désordre, le répit ne pourra être que de courte durée.
[1] Sur ce point qui relève de la la compétition cynique entre les états trafiquants, voir le rapport du parlement français, daté de 2013, concernant les exportations d'armements sur le site du ministère de la Défense.
[2] Citons la Grammaire africaine de Roland Barthes, « Mission : C'est le troisième mot mana. On peut y déposer tout ce qu'on veut : les écoles, l'électricité, le Coca-Cola, les opérations de police, les ratissages, les condamnations à mort, les camps de concentration, la liberté, la civilisation et la "présence" française.
Phraséologie: "Vous savez pourtant que la France a, en Afrique, une mission qu'elle est seule à pouvoir remplir." (M. Pinay à l'ONU.) »
[3] Sur ces ressortissants maliens, dont plus de la moitié sont nés en France et ont donc la double nationalité, voir Patrick Gonin et Nathalie Kotlok, « Migrations et pauvreté : essai sur la situation malienne », CERISCOPE Pauvreté, 2012.
[4] Le problème n'est pas nouveau , puisque les rébellions sont récurrentes depuis des décennies. L'absence de volonté politique était ainsi déjà soulignée par Edmond Bernus, « Etre Touareg au Mali », Politique Africaine, n°47 1992, p. 23-30.
[5] Michel Dobry, Sociologie des crises politiques, Paris, Presses de la Fondation nationale de sciences politiques, 1986.