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A propos des mondes urbains de F. Navez-Bouchanine

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Recension: Agnès Deboulet et Michèle Jolé (éd.) Les mondes urbains. Le parcours engagé de Françoise Navez-Bouchanine (Paris: Karthala, 2013).

La littérature spécialisée en études urbaines vient de s’enrichir d’un ouvrage exceptionnel par la qualité des contributions qui le composent. Il s’agit du livre intitulé Les mondes urbains. Le parcours engagé de Françoise Navez-Bouchanine, dirigé et édité par Agnès Deboulet et Michèle Jolé, paru aux Éditions Karthala en juillet 2013.

Françoise Navez-Bouchanine, à laquelle ce livre est dédié, aura réussi la gageure de susciter après sa disparition prématurée, autant si ce n’est plus que de son vivant, des discussions, des débats passionnés et passionnants. Les dix-neuf contributions contenues dans cet ouvrage de trois cent soixante pages, ordonnées en quatre parties précédées de copieuses introductions, qui s’ajoutent au texte d’Introduction générale rédigé par les deux coordinatrices, Agnès Deboulet et Michèle Jolé, et à une Conclusion écrite par Naïma Lahbil-Tagemouati, une amie et collaboratrice de longue date de Mme Navez-Bouchanine, déclinent avec talent et beaucoup d’à-propos les thématiques de recherche et les apports considérables à la science sociale dédiée au fait urbain produite par cette empêcheuse de « penser en rond » qu’était Françoise.

Rassemblant avec bonheur des textes écrits par des collaborateurs et collaboratrices directs de la disparue, mais également des contributions d’auteurs avec lesquels elle était entrée en débat, voire en confrontation scientifique dans les nombreux colloques et réunions scientifiques auxquels elle a participés, cet ouvrage est vraiment à la hauteur de vue et à la dimension exigeante et rigoureuse du personnage auquel il est dédié.

Il n’a probablement pas été facile pour les coordinatrices de cet ouvrage collectif de classer, d’ordonner la matière recueillie en quatre parties distinctes, sans trahir la richesse de la pensée de Françoise, son caractère systématique d’œuvre cohérente dans laquelle tous les éléments entrent en résonance, se répondent les uns aux autres ; mais cela devait impérativement être fait pour des raisons pratiques et parce qu’il fallait adopter un ordre dans le foisonnement et la richesse.

La première partie, intitulée « Entre pratiques habitantes et normes institutionnelles », est introduite par Françoise Dureau et rassemble quatre contributions construites totalement ou partiellement autour « de la grille de lecture des pratiques d’habiter proposée par Françoise Navez-Bouchanine, [qui] s’articule autour de quatre idées : la pluralité des espaces dans lesquels s’expriment les pratiques d’habiter ; l’existence de stratégies, même pour les plus démunis ; la prise en compte d’un ensemble de pratiques d’habiter, individuelles, concertées ou collectives ; la complexité des relations entre les différents acteurs, acteurs institutionnels et privés, à la diversité accrue » (Dureau, p.28). Les textes développant ce registre d’analyse fournissent des mises au point et des illustrations tirées de terrains de recherche différents : du Maroc (F. Dansereau et L. Zaki) au Caire (B. Florin et F. Troin), en passant par la forme emblématique du «faubourg» parisien (P. Genestier) et par les quartiers multi-ethniques de Montréal (F. Dansereau).

La deuxième partie traite de « l’urbanité et des normes » et est présentée par Jean-Pierre Lévy. Celui-ci, tout en soulignant la « véritable construction théorique, donc à forte portée heuristique, de ce qui fonde les relations entre normes et urbanités, à travers le prisme (voire le fil directeur) des pratiques sociales et de l’action professionnelle » proposée par Françoise Navez-Bouchanine, fait remarquer que les textes regroupés « n’abordent pas ce cadre théorique dans une même logique », concluant que c’est cependant cette diversité de points de vue qui fait selon lui « l’intérêt du regroupement » (Lévy, p.106). Les cinq contributions contenues dans cette section sont toutes construites autour de questionnements sur les rapports existants entre les urbanités normatives codifiées et imposées par les acteurs institutionnels et professionnels et les urbanités produites en quelque sorte « par le bas », par les populations récipiendaires des programmes d’habitat. Si A. Hafiane et E. Bailly nous invitent, chacun pour leur part, à revisiter un certain nombre de réalités de cette confrontation entre modèles d’habiter, les trois autres contributions écrites par I. Berry-Chikhaoui, P. Genestier et M. Balbo sont des invitations à nous plonger dans les subtilités d’un débat scientifique qui traduit un certain nombre de catégories impensées par les chercheurs du Nord comme du Sud. Et, à cet exercice, P. Genestier apporte sa brillante contribution en montrant comment F. Navez-Bouchanine a fourni des éléments d’analyse novateurs permettant de « penser la ville au-delà des normes et des stéréotypes ».

La troisième partie de l’ouvrage, intitulée « Dimensions sociales des politiques urbaines et des pratiques professionnelles » aborde une thématique chère à F. Navez-Bouchanine, qu’elle a déclinée et développée dans plusieurs des programmes de recherche qu’elle a dirigés avant sa disparition. Gustave Massiah souligne dans son introduction la place centrale qu’occupait la réflexion sur les divers pouvoirs « économiques, étatiques, pouvoirs locaux et des habitants, sans oublier les pouvoirs des institutions internationales » dans les travaux de cette dernière. Il montre combien les cinq communications contenues dans ce chapitre sont des « approches convergentes », parce qu’elles traitent, entre autres, d’un autre type de pouvoir : celui « primordial, de la dignité des habitants ». La dignité est, selon lui, « le soubassement du comportement des habitants et le droit à la dignité est le fondement des droits individuels et collectifs » (Massiah, p.189). Les exemples marocains traités par quatre auteurs (M. Blanc, A. Iraki, P. Philifert et W. Lanchet) font résonance au contexte algérien traité par M. Safar Zitoun qui montre l’ampleur des décalages entre la ville normative et standardisée produite par les pouvoirs publics et les formes d’implication des habitants dans la négociation de leur devenir résidentiel durant la brève période « d’entrée en vertu participative » vécue par le pays dans les années 1990.

La quatrième partie de l’ouvrage enfin, intitulée « Savoirs sociaux, savoirs habitants et professionnels », est introduite par Nora Semmoud qui donne la parole à des praticiens ayant eu à « agir en bidonville » (M. Souali), à développer une expertise dans le domaine de la mise en œuvre de « projets urbains » (A. Rabinovich), mais aussi à des chercheurs ayant eu à mobiliser des savoirs particuliers dans le cadre de leurs travaux et sur les questions patrimoniales (M. Girard) et à propos de la « militance » au niveau de la recherche urbaine (J.-F. Tribillion) et, last but not least,à une contribution inédite de F. Navez-Bouchanine, réécrite par Mathilde Chaboche, sur une question qui lui était très chère : celle de la place de la maîtrise d’ouvrage sociale dans les projets de développement et d’aménagement urbains. Ce dernier texte constitue une sorte de testament intellectuel reprenant les avancées et propositions audacieuses de F. Navez-Bouchanine à propos du rôle du sociologue et de la sociologie dans la cité.

La Conclusion de l’ouvrage, signée Naïma Lahbil-Tagemouati, vient, dans cette perspective, souligner à la fois les apports conceptuels dorénavant incontournables au niveau de la recherche urbaine dans les pays du Sud comme du Nord, produits par F. Navez-Bouchanine, mais aussi la caractéristique fondamentale de sa démarche : celle d’être constamment dans une posture de défi, celui « d’articuler le rythme et la temporalité de la recherche à celle du terrain, d’articuler et harmoniser les exigences de la réalisation des projets avec les exigences politiques des décideurs » (Lahbil-Tagemouati, p.350). Et, pour reprendre la formule conclusive heureuse de cette dernière, la recherche, telle que pensée par F. Navez-Bouchanine, « lorsqu’elle passe du concept au terrain, deviendrait une maïeutique, au sens de Socrate, c'est-à-dire une capacité à faire accoucher les acteurs en présence de leurs propres solutions » (idem, p.350).

Dans cet esprit, la lecture de cet ouvrage d’hommage consacré au parcours intellectuel exceptionnel de F. Navez-Bouchanine est stimulante et donne l’impression que la recherche urbaine n’est pas aussi vaine et gratuite que l’on pourrait croire, à l’analyse des ratés de la planification et de l’aménagement urbain dans les pays du Sud. Elle montre surtout que les décideurs politiques, ces véritables faiseurs de villes, daignent parfois écouter ce que disent les chercheurs, à partir du moment où leurs paroles sont dites avec conviction et talent.

[This article originally appeared on Les Cahiers d'EMAM.]


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