Bouazizi, l'autre histoire
On pourrait commencer l'histoire au début des années 2000. Mohamed, orphelin de son père, devient responsable de sa fratrie et doit subvenir aux besoins de sa famille. Lorsque son oncle maternel, Salah, achète une terre agricole de 18 hectares dans la région de Regueb (gouvernorat de Sidi Bouzid, Tunisie), Mohamed commence à travailler sur l'exploitation. Lui, Salah et d'autres membres de la famille ainsi que des ouvriers saisonniers s'occupent des oliviers et des cultures maraîchères irriguées (tomates, melons). Le projet semble bien lancé, profitant de l'eau souterraine de bonne qualité et du micro-climat qui fait la réputation de cette région et de ses cultures primeurs.
Après trois années, Salah doit commencer à rembourser les premières échéances du crédit agricole qui lui a permis de lancer son exploitation. Mais à partir de 2006, il rencontre des difficultés financières, et ses revenus de préparateur dans une pharmacie de Sidi Bouzid ne lui permettent pas d'éviter son endettement auprès de la Banque nationale agricole.
Après quelques années, la banque lance une procédure de contentieux et la terre qui avait été déposée en hypothèque est mise aux enchères. L'acheteur, un homme d'affaires originaire de la région de Sfax proche du littoral, avait déjà proposé de racheter la parcelle en question mais s'était heurté au refus de Salah. Le jour de la vente, il est le seul acheteur potentiel à se présenter au tribunal. Salah dénonce ce qu'il considère comme une injustice. Après avoir tenté plusieurs mois, sans succès, d'obtenir une intervention du Président pour régler ce conflit, il chasse les ouvriers du nouveau propriétaire et organise à partir de juin 2010 l'occupation du terrain avec des membres de sa famille, et des rassemblements avec d'autres propriétaires de la région dont la terre a été saisie par la banque dans des conditions similaires.
L'occupation des terres dure plusieurs mois. Au début, une soixantaine de personnes, Mohamed compris, se réunit et organise le sit-in autour de quelques tentes installées sur l'exploitation. Au fil des semaines, le nombre de manifestants diminue mais il demeure un noyau dur de quelques personnes qui se relaient sur les terres de Regueb, pendant que des négociations sont entamées entre Salah et le nouveau propriétaire.
Mohamed a perdu son revenu issu de l'agriculture, il est contraint de trouver un autre travail. Il trouve une place en ville, à Sidi Bouzid, pour vendre des fruits au détail avec une charrette, sans autorisation officielle. Le 17 décembre 2010, le gouverneur fait appliquer sans doute plus systématiquement qu'auparavant la législation qui interdit la vente sans autorisation sur la voie publique. D'autres versions disent que Mohamed refuse de soudoyer les agents de police pour continuer de vendre sa marchandise. L'essentiel est qu'il se voit confisquer sa balance, outil de son travail. Furieux, désemparé, il cherche à rencontrer le gouverneur, mais il se voit refuser l'entrevue. Il finit par s'emparer d'un liquide inflammable dans une épicerie voisine, et s'immole par le feu devant le siège du gouvernorat.
C'est l'histoire de Mohamed Bouazizi ; une histoire qui ne commence pas au moment où il s'est immolé [1]. Car l'histoire telle qu'elle est couramment racontée commence avec ce feu du 17 décembre 2010 : l'immolation, les rassemblements devant le siège du gouvernorat (qui comptent notamment ceux qui occupaient les terres à Regueb), la répression policière, la propagation des manifestations et de la révolte aux petites villes du gouvernorat, puis aux autres régions de la Tunisie. Cette histoire se focalise sur ce qui est considéré comme l'étincelle de la révolution tunisienne ayant conduit au départ du président Ben Ali en janvier 2011, et sur les formes qu'a pris le mouvement de protestation qui s'est développé et amplifié par la suite. Ce récit répété, qui semble avoir été analysé sous toutes les coutures, élude pourtant une partie importante de l'histoire de Mohamed Bouazizi – tout ce qu'il a vécu avant de s'immoler. Il passe également sous silence l'histoire rurale de la région de Sidi Bouzid, dont soixante-quinze pour cent de la population vit en milieu rural, et dont le secteur agricole emploie près de cinquante pour cent des actifs et fournit des revenus à la majorité des ménages.
Le rural passé sous silence
Comment expliquer ces silences narratifs, alors que certains travaux biographiques ont évoqué le passé rural et agricole de Mohamed Bouazizi [2] ? Pourquoi certaines catégories d'appartenance ont-elles été supprimées (ouvrier agricole, habitant d'une région à dominante rurale, militant contre une dépossession foncière) là où d'autres semblent avoir été créées (chômeur, diplômé, giflé) ?
Mohamed Bouazizi est devenu une icône de la révolution tunisienne, mais toute icône est socialement construite. Cette image résulte de la façon dont on veut voir (ou dont on veut nous faire voir) Mohamed : un jeune chômeur diplômé urbain, humilié par un agent de police, et non un homme dont la situation précaire résulte en grande partie de la crise du secteur agricole. Ce portrait a contribué à construire le récit dominant de l'étincelle de la révolution : plusieurs témoignages s'accordent à dire que les réseaux militants et syndicalistes locaux ont appuyé leur discours sur des rumeurs populaires, qui ont ensuite été largement relayés par les élites politiques et les médias dominants, sur la scène nationale et internationale. La rumeur du « diplômé-chômeur » a ainsi permis de rallier rapidement une grande part de la population autour de la perception du chômage et de l'aspiration – érigée en norme – à obtenir un emploi dans son domaine à la suite de longues études [3]. Ce discours à potentiel fédérateur a trouvé un écho particulier auprès des classes moyennes et aisées tunisiennes, notamment parmi les élites de l'opposition, et auprès de celles d'autres pays marqués par une crise de l'emploi dans un monde qui s'urbanise. De même, la rumeur de la gifle a sans doute contribué à cristalliser les contestations autour de l'atteinte à la dignité de Bouazizi, dans une région où la référence à l'honneur tribal constitue un éthos partagé au-delà des classes sociales. En même temps, on peut se demander si cet aspect du récit ne tend pas à entretenir un regard moderniste stigmatisant les « populations tribales », en réduisant la mobilisation à une révolte de la fierté, comme si celle-ci en était le seul facteur.
Certains journalistes [4] se sont attachés à déconstruire ce discours, mais les dimensions rurale et agricole de la vie de Bouazizi demeurent rarement mises en avant [5]. Localement, les désaccords internes à la centrale syndicale à propos de la place des syndicats agricoles dans la région n'y sont sans doute pas étrangers. De même, à l’échelle nationale, il faudrait approfondir l'étude des affinités historiques entre le principal syndicat agricole (Union tunisienne de l'agriculture et la pêche) et le pouvoir central.
Cette construction sociale du personnage Bouazizi a sans doute permis au mouvement de protestation contre les injustices de dépasser le contexte local, et de rallier à sa cause une part importante des habitants des zones urbaines du pays. Mais elle contribue – comme d'autres récits simplificateurs de la chute du président Ben Ali (coup d'Etat, orchestration étrangère) – à rendre inaudibles les voix des ruraux, et invisibles les catégories oubliées de la révolution, au premier rang desquelles les agriculteurs et la petite paysannerie, que les élites politiques refusent souvent de voir et d'entendre. L'ouvrier agricole qu'a été Mohamed Bouazizi est invisible, non parce qu'il n'existe pas, mais parce que certains refusent de le voir. Peut-être aussi parce que la terre de son oncle qui avait été saisie a pu être récupérée – rachetée – par Salah, à travers un arrangement à l'amiable conclu mi-décembre 2010 avec l'homme d'affaire, et la banque, qui lui a accordé un nouveau crédit agricole.
Il serait trop rapide de conclure avec l'idée que la dépossession foncière de Salah Bouazizi en 2010, qui est apparue localement comme un fait divers (relaté notamment par France 24 et le quotidien El Shourouq), soit à l'origine du processus révolutionnaire. De nombreux travaux [6] rappellent que ce mouvement a des racines profondes et multiples, qui remontent avant 2010 et qui concernent plusieurs régions, en premier lieu Ben Guerdane et Gafsa.
Cependant, l'histoire de cette dépossession et de la perte d'un emploi agricole doit être questionnée plus en profondeur [7]. L'analyse de l'évolution du secteur agricole et des inégalités sociales et politiques en milieu rural est indispensable [8], d'abord pour comprendre les fondements du processus révolutionnaire, et pour construire ensuite un nouveau projet de société en Tunisie.
Notes
[1] Cette histoire a été racontée par la journaliste Lydia Chabert-Dalix (Bouazizi. Une vie, une enquête, Tunis : Cérès Éditions, 2012), et reconstituée à partir d'entretiens réalisés dans le cadre de mes recherches de doctorat, auprès de Salah et d'autres individus ayant participé aux rassemblements contre les saisies de terre.
[2] Chabert-Dalix, op. cit.
[3] Ayari, Michaël Béchir, « La « révolution tunisienne », une émeute politique qui a réussi ? », in Amin Allal et Thomas Pierret (éds), Au cœur des révoltes arabes. Devenir révolutionnaires, Paris : Armand Colin, 2013
[4] Notamment : Ayad, Christophe, « La révolution de la gifle », Libération, [En ligne] http://www.liberation.fr/monde/2011/06/11/la-revolution-de-la-gifle_741980, 2011 (Consulté le 11 mai 2014) ; Pain, Juliet et Grira, Sarra, « Connaissez-vous Slimane Rouissi, l’homme qui a lancé la révolution tunisienne ? », France 24, [En ligne] http://tunisie.france24.com/2011/10/25/connaissez-vous-slimane-rouissi-l%E2%80%99homme-qui-a-lance-la-revolution-tunisienne/ , 2011 (Consulté le 11 mai 2014)
[5] Lire néanmoins : Dahmani, Frida, « Mohamed Bouazizi, un héros arabe », Jeune Afrique, [En ligne] http://www.jeuneafrique.com/Article/ARTJAJA2615p040-044.xml0/, 2011 (Consulté le 23 juin 2014)
[6] Notamment : Allal, Amin, « Réformes néolibérales, clientélismes et protestations en situation autoritaire. Les mouvements contestataires dans le bassin minier de Gafsa en Tunisie (2008) », Politique africaine, Vol.1, n°117, p.107-125, 2010 ; Daoud, Abdelkarim, « La révolution tunisienne de janvier 2011 : une lecture par les déséquilibres du territoire », EchoGéo, [En ligne] http://echogeo.revues.org/12612, 2011 (Consulté le 17 juin 2014) ; Meddeb, Hamza, Courir ou mourir. Course à el khobza et domination au quotidien dans la Tunisie de Ben Ali, Thèse de doctorat en science politique, Institut d'Etudes Politiques de Paris, 2012 ; Saïdi, Mohamed Raouf, « La paysannerie et l’insurrection de Sidi Bouzid (Tunisie). Les raisons d’une (quasi) absence », Journées d'études « Les (petites) paysanneries dans des contextes de mouvement-crise », Nanterre, 9 octobre 2013
[7] Voir : Fautras, Mathilde (à paraître), « Injustices foncières et mobilisations collectives dans les espaces ruraux de Sidi Bouzid (Tunisie) : aux racines de la « révolution » ? », Justice spatiale/Spatial Justice (http://jssj.org)
[8] Ayeb, Habib, « Le rural dans la révolution en Tunisie : les voix inaudibles », Demmer [En ligne] http://habibayeb.wordpress.com/2013/09/28/le-rural-dans-la-revolution-en-tunisie-les-voix-inaudibles/, 2013 (Consulté le 17 juin 2014) ; Elloumi, Mohamed, « Trois ans après : retour sur les origines rurales de la révolution tunisienne », Confluences Méditerranée, Vol.4, n°87, p.193-203, 2013 ; Gana, Alia (éd.), Dossier thématique : « Agricultures du Maghreb-Machrek à l'épreuve de la crise alimentaire et des révolutions arabes », Maghreb/Machrek, Vol.1, n°215, 2013