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« Hamel dégage ! » : Les policiers algériens et les fissures de l'ordre

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Mardi 14 octobre en fin de journée, je reçois un sms d'un ami militant qui réside à Alger-centre : « Urgent : la police marche sur Alger. Ils manifestent devant chez moi, c'est la fin des haricots ! » La grogne policière avait commencé dans la cuvette de Ghardaïa, elle remonte maintenant vers la capitale et c'est tout l'édifice du pouvoir qui menacerait désormais de s'effondrer. Assurément, ce mouvement social, plus que tout autre, a de quoi interpeller. Dans un pays où l'état contient tant bien que mal une contestation permanente mais disséminée, le corps des hommes en bleu a un rôle clé dans la préservation de l'ordre en place. Est-ce à dire pour autant que cette protestation annonce des bouleversements majeurs en Algérie ?

Un mouvement sectoriel de plus ?

La mobilisation des policiers algériens vient s'ajouter à la succession de mouvements sectoriels qui touchent chroniquement le pays. Depuis le début de l'année, des grèves ont touché les secteurs de l'éducation (enseignants du secondaire et personnel administratif), des transports (SNTF, métro d'Alger, Air Algérie), la poste ou encore le célèbre complexe sidérurgique d'El Hadjar. Alors que les policiers commençaient leur mobilisation à Ghardaïa, les médecins d'Aïn El Hammam, dans la wilaya de Tizi Ouzou, débutaient eux-aussi un mouvement illimité pour réclamer de meilleures conditions de travail. De fait, les demandes émanent de toutes les parties de la société et tout particulièrement des services publics. Elles correspondent à des revendications légitimes à l'égard d'un gouvernement qui ne fait pas mystère des énormes quantités de devises thésaurisées au cours de la dernière décennie, lesquelles s'élèvent désormais à environ 200 milliards de dollars selon la Banque mondiale.

La colère des hommes en bleu est donc indissociable d'un contexte général de mécontentement social, nourrit par le décalage entre les fanfaronnades gouvernementales et les réalités sociales. Ces contradictions sont particulièrement vives au sein de l'état, où la prédation institutionnalisée au sommet n'a d'égale que la précarité des fonctionnaires. Or, la police nationale n'échappe pas à la règle. Contraints de maintenir l'ordre dans une ville déchirée par des tensions continuelles entre ses communautés mozabite et chaamba, les policiers de Ghardaïa devaient se nourrir de boîte de thon et de gaufrettes. Sans être un amoureux des joueurs de matraque, on comprend que le régime apparaisse inadapté à des fonctionnaires déployés sur place pendant dix mois consécutifs, exposés quotidiennement à des échauffourées et donc à un danger physique, sans avoir le ventre décemment remplis. On comprend également que ces conditions difficiles constituaient un terreau particulièrement fertile pour une nouvelle flambée contestataire. Le directeur général de la Sûreté Nationale, le général-major (à la retraite) Abdelghani Hamel, avait d'ailleurs senti le vent se lever il y a quelques mois, lorsqu'il avait qualifié l'amélioration des conditions sociales de ses subordonnés de « démarche impérative ».

Le contexte se prêtait donc au déclenchement d'un mouvement sectoriel de plus. Après tout, les milieux sécuritaires algériens n'ont pas été épargnés par la grogne sociale ces dernières années. Les manifestations des gardes communaux, qui furent des auxiliaires précieux du régime durant la guerre civile[1], avaient déjà montré que ce secteur n'est pas imperméable au mécontentement. Depuis 2011, ceux-ci n'ont jamais cessé de revendiquer une meilleure considération par l'état qu'ils sont défendus en étant en première ligne dans la traque des maquis takfiris. Faut-il pour autant de considérer ces ruades des organes sécuritaires uniquement dans la continuité du mouvement de grèves routinisé ? Assurément, ce sont bien les fondements de l'ordre qui sont en jeu, et la confirmation qu'un bouleversement ne pourra pas être différé éternellement. 

Un état-policier fissuré

Revenons d'abord sur le cas des gardes communaux. Ce corps auxiliaire comptait quelques 90,000 membres au moment de sa dissolution officielle en 2012. Dispositif périphérique rendu en théorie obsolète par la dimension « résiduelle » du terrorisme algérien, il n'apparaît pas central dans le dispositif coercitif sur lequel s'appuie le régime. Au moment des soulèvements arabes, les marches des gardes communaux s'étaient donc heurtées à une répression policière sévère. La tenue de manifestations et d'un sit-in au cœur de la capitale a également débouché sur la fermeture de la Place des martyrs, justifié au nom de l'extension du métro et des fouilles archéologiques de rigueur. Pourtant, même après l'annonce de la dissolution du corps, la coordination nationale des gardes communaux n'a pas cessé de se mobiliser. Elle a évolué vers l'opposition frontale à la Présidence en dénonçant le quatrième mandat et en mettant en cause le bien-fondé de la politique de réconciliation nationale, un aspect crucial du « bilan » de Bouteflika. Lorsque le mouvement a repris au printemps 2014, le Premier ministre Abdelmalek Sellal a rapidement cédéà toutes ses revendications.

Assurément, les composantes du dispositif sécuritaire sont spécialement importantes pour l'ordre qui s'est redéployé au cours des trois premiers mandats de Bouteflika. En 2012, la DGSN du général-major Hamel comptait pas moins de 188,000 policiers, tandis que la gendarmerie du général-major Boustilla réunissait 133,000 éléments. L'inflation de ces deux corps illustre la transition d'un régime militaire durant la décennie noire vers un régime policier plus compatible avec les exigences de la « mise-à-jour » de l'ordre[2]. Toutefois, quand la grogne touche la police nationale, et plus précisément les Unités Républicaines de Sécurité (les forces anti-émeutes), c'est toute la structure de pouvoir qui est secouée. En effet, à moins de considérer l'intervention très improbable de l'armée, il n'existe aucun obstacle aux manifestations des hommes en bleus. La preuve en est : les contestataires ont réussis sans trop d'encombre à s'installer devant El-Mouradia, le siège de la présidence.

D'ailleurs, il faut bien que l'ordre tremble pour que Tayeb Belaïz, le ministre de l'Intérieur, et Abdelghani Hamel se rendent sans attendre à Ghardaïa et s'empressent d'annoncer la satisfaction de toutes les revendications socio-professionnelles des protestataires. Des sources au sein du ministère de l'Intérieur évoquent même la possibilité de voir les policiers se doter d'un syndicat indépendant. Visiblement très empressés de mettre fin à cet épisode critique qui fragilise tout l'édifice, les responsables de l'Intérieur et de la Sûreté Nationale ont également promis qu'ils ne prendraient pas de mesure disciplinaire contre les protestataires et mis à disposition des autobus estampillés DGSN pour les réintégrer rapidement dans leurs quartiers. Il faut dire que derrière les revendications classiques portant sur le salaire et les conditions de travail, les policiers grévistes ont rajouté un « Hamel irhal ! » (« Hamel dégage ! ») dont l'arrière goût printanier ne peut que révulser les tenants de l'ordre.

Des contradictions internes de plus en plus insupportables

Revenons un instant à la raison : si le slogan a quelque chose de révolutionnaire, c'est parce qu'il est puisé dans un répertoire contestataire algérien qui ne pouvait pas rester imperméable aux événements de 2011. Pour autant, il s'agit de ne pas se leurrer sur ces unités qui étaient en charge de matraquer la CNCD et les étudiants en 2011, les gardes communaux en 2012, les chômeurs du Sud en 2013, les barakistes et les berbéristes en 2014, et les émeutiers partout et tout le temps. Les hommes en bleus sont en colère, ils ne sont pas des révolutionnaires. Ils veulent le départ de Hamel, pas la chute du régime, pas plus que la justice sociale et la fin de la hogra.

Que signifie donc cette contestation dirigée contre Abdelghani Hamel ? D'abord, il ne s'agit pas là d'un simple haut-fonctionnaire appointé par le président de la République. Hamel est l'ancien chef de la Garde républicaine, et l'un de ces généraux qui conservent une partie du pouvoir politique dans l'Algérie de Bouteflika. A la tête de la DGSN, il est sûrement devenu l'un des plus puissants de ces prétoriens, avec Gaïd Salah à l'état-major, Boustilla à la Gendarmerie et Toufik, bien sûr, aux services de renseignement (DRS). Pour autant, il est arrivé en poste plus récemment, en 2010, à la suite de l'assassinat de son prédécesseur dans des conditions plus que troubles. Son emprise sur l'institution est donc moindre. La direction de la police est devenue l'objet des jeux de pouvoir traduisant la fragmentation remarquable du régime algérien. Ainsi, Hamel ayant été nommé par Bouteflika, il faisait figure d'allié de l'entourage présidentiel. Il est même apparu comme un potentiel successeur au début de l'année 2014, quand le doute planait encore sur le quatrième mandat. Désormais, les conjectures reprennent de plus belle pour expliquer le mouvement qui secoue la DGSN. Ici on évoque la lutte entre la présidence et le DRS afin d'établir le plan de succession, là on reprend la ritournelle de la manipulation des policiers qui pourrait mener à une déstabilisation dramatique du pays. Mais aucune certitude ne se dégage, que ce soit sur l'état des rapports de force ou sur l'identité du danger. Bref, rien de bien nouveau sous le soleil d'Algérie.

Toutefois, si rien de vraiment neuf ne vient briser la latence de la crise, le vieux n'est définitivement pas au mieux. Bouteflika ne réapparaîtra plus, la présidence est un trou noir difficilement acceptable pour un régime qui joue sur le registre éculé de la « transition démocratique ». El Moudjahid peut bien continuer la chronique des visites diplomatiques, il faudra plus qu'une photo hebdomadaire en présence du prince héritier d'Abu Dhabi (ou du ministre des sports de Vanuatu) pour combler un vide hautement symbolique au sommet de l'état. Pendant ce temps là, le Premier ministre reçoit les policiers contestataires tout en convenant qu'il n'a pas les pouvoirs de limoger Hamel. En dépit de sa moustache réglementaire et de son profil de technocrate, Sellal n'a ni mandat électoral, ni soutien d'un appareil partisan. Il n'est pour l'instant qu'un exécutant de la volonté présidentielle, et celle-ci est perdue quelque part entre les bureaux de ses conseillers. Pendant ce temps-là, la dynamique de fragmentation s'accentue. En juin dernier, une réunion du comité central du FLN à l'hôtel El Aurassi, à Alger, tournait au pugilat -filmé- entre supporteurs d'Amar Saïdani et d'Abdelaziz Belkhadem. Pendant ce temps-là, les contradictions internes paralysent les institutions et les partis du gouvernement, et exacerbent les craintes d'un effondrement de l'ordre qui emporterait avec lui une société toujours traumatisée.

Six mois après la réélection de Bouteflika, il est désormais clair que le quatrième mandat n'a fait que différer les réponses à une multitude de questions fondamentales qui étreignent le pays : Comment mettre fin à la gabegie et à la corruption généralisées ? Comment rompre avec la dépendance aux hydrocarbures ? Comment promouvoir une justice sociale et un vivre ensemble qui mette fin au sentiment répandu de hogra ? Comment sauver un système éducatif mis à mal par le programme d'ajustement structurel ? Comment mettre un terme à une insécurité qui maintient la société dans un climat mortifère depuis la fin de la guerre civile ? Or, les luttes mesquines qui fractionnent le régime renforcent son incapacité à répondre aux urgences qui s'accumulent. Quand même les policiers commencent à manifester leur mécontentement, il est temps de voir que l'ordre prend l'eau de partout, et qu'il faudra plus que des rustines pour le sauver.


[1]   Voir Virginie Locussol et Reporters Sans Frontières, Algérie, le livre noir, Paris, éditions La Découverte, 2003.

[2]   Sur l'idée d'une zone grise résultant de la mise-à-jour des régimes autoritaires voir, entre autres, Thomas Carothers, « The End of the Transition Paradigm », Journal of Democracy, Volume 13, n°1, January 2002, p. 5-21 et Steven Heydemann, « Upgrading Authoritarianism in the Arab World », The Saban Center for Middle East Policy at Brooking Institute, Analysis paper n°13, Octobre 2007.


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