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A qui profite la récupération des biens de Ben Ali ?

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Pour marquer la fin de 2012, une année plutôt chaotique pour une Tunisie en pleine transition politique, le ministre des Finances tunisien a organisé un événement spectaculaire : une vente aux enchères publique des biens de l'ancien président Ben Ali provenant de son palais privé à Sidi Dhrif, une somptueuse demeure surplombant la baie de Tunis et la cité balnéaire de Sidi Bou Said. Cette manifestation baptisée sobrement Confiscation, a été largement médiatisée en Tunisie. 

Un site Internet a même été créé pour l'occasion. Les Tunisiens ont pu y découvrir les objets dont la mise en vente était prévue le 23 décembre 2012 : mobilier, voitures de luxe et de collection ainsi que la garde-robe de l'ancienne première dame, Leïla Trabelsi, composée exclusivement de pièces de créateurs. Pour visiter l'exposition installée à l'Espace Cléopâtre dans la zone touristique et résidentielle de Gammarth (au nord-est de Tunis), les curieux ou les acheteurs potentiels doivent acheter leur billet en ligne et débourser trente dinars tunisiens (quinze euros), soit un peu moins de dix pour cent du salaire moyen. Et le règlement s'effectue uniquement en carte bleue, un moyen de paiement réservé aux plus gros salaires en Tunisie.

Cette vente aux enchères a fait beaucoup couler d'encre et elle est loin de faire l'unité au sein de la population. Pour le ministre des Finances, la vente de ces objets permettra d'investir dans l'économie tunisienne en difficulté. Mais, malgré tous les efforts de communication, cette vente aux enchères ne devrait pas rapporter plus vingt millions de dinars (dix millions d'euros) ce qui ne suffira guère à sortir le pays de la crise.  Officiellement, le taux de chômage officiel avoisine les vingt pour cent, mais en réalité il pourrait être proche du double et la situation de l'emploi devrait s'aggraver en 2013.

C'est surtout la privatisation des anciennes entreprises appartenant au clan Ben Ali qui va rapporter à l'Etat : notamment la cession de cinquante pour cent des parts de l'entreprise de télécommunications Tunisiana pour 360 millions de dollars [270 millions d'euros] à Qatar Telecom, qui détient désormais quatre-vingt-dix pour cent de Tunisiana. Ou encore la vente début janvier de soixante pour cent des parts d'Ennakl, un concessionnaire automobile appartenant à la famille Ben Ali qui importe des marques comme Porsche, Seat et Audi, au consortium Poulina-Parenin, une joint-venture de Poulina Group Holding et du groupe Ben Yedder. Pendant ce temps la compagnie aérienne publique tunisienne TunisAir vient d'annoncer 1 700 licenciements.

Battage médiatique

Si ce marché aux puces du kitsch de la famille Ben Ali va donner lieu à quelques transactions commerciales, il est peu probable que cet événement vienne renflouer les caisses de l'Etat. Cette vente aux enchères a surtout une valeur symbolique très forte à un moment où le régime postrévolutionnaire de plus en plus impopulaire se cherche une légitimité politique auprès d'une population mécontente. Et quel meilleur moyen que de donner en pâture aux citoyens tunisiens le train de vie dispendieux des acteurs de la dictature : Ben Ali, Leïla Trabelsi, Sakhr El-Materi et autres proches de la famille, révélés pour la première fois par Wikileaks.

Malgré le battage médiatique, cette expo-vente est apparemment réservée à certains privilégiés comme en témoigne le choix de l'endroit où elle se tient, les droits d'entrée élevés et les modalités de paiement. Gammarth est un quartier résidentiel ainsi qu'une zone touristique. Très mal desservi par les transports en commun, il faudrait plus de trois heures aller-retour à un habitant du sud ou du centre ville de Tunis pour s'y rendre ; quant à faire le trajet en taxi, il lui en coûterait environ trente dinars tunisiens (quinze euros). L'accès limité à cette manifestation témoigne du manque d'engagement du gouvernement de transition en matière de transparence et de démocratie. 

A en juger par les marques des voitures garées devant l'Espace Cléopâtre et l'allure générale des gens qui fréquentent l'exposition, les visiteurs sont principalement issus des classes aisées, et sont surtout venus pour les tapis de Ben Ali et les sacs à main de son épouse. Pour de nombreux Tunisiens, cet événement est un affront à la révolution comme à la reconstruction.

Au lieu d'organiser des mondanités, à l'instar du Premier ministre Hamadi Jebali qui a inauguré en personne la soirée d'ouverture du 22 décembre, le gouvernement devrait s'atteler à la promotion des investissements étrangers et des grands projets de travaux publics, comme c'est le cas au Maroc avec la récente inauguration du nouveau système de transports publics de Casablanca, où étaient présents le roi Mohammed VI et le Premier ministre français Jean-Marc Ayrault.

Les biens volés restent des biens volés

Le chômage n'a jamais été aussi élevé et les Tunisiens en viennent à se demander pourquoi ils ont été conviés à cet événement. Le salaire minimum en Tunisie est de 320 dinars par mois (160 euros, le salaire moyen est de l'ordre de quatre cents euros), or il n'y a rien à moins de 150 dinars (sans parler du coût du billet et du transport). De nombreux Tunisiens sont convaincus que cette manifestation s'adresse avant tout aux Saoudiens et aux Qataris présents lors de la soirée d'ouverture. Les amateurs de théorie du complot vont même plus loin : la présence d'hommes d'affaires du Qatar confirmerait des accords politico-économiques entre les Etats du Golfe et Ennahda [le parti islamiste au pouvoir], tandis que les acheteurs saoudiens seraient des émissaires de la famille Ben Ali chargés de racheter ses biens avec l'argent transféré en Arabie Saoudite peu avant sa destitution.

Et les Tunisiens qui ont les moyens d'acheter les biens mis en vente sont ceux qui se sont enrichis sous Ben Ali. Une fois de plus, les loups se dévorent entre eux. Les biens volés restent des biens volés et demeurent à jamais un sujet d'opprobre.

Malgré l'intention du ministre de réinvestir dans l'économie tunisienne de manière transparente le fruit de cette vente, Confiscation n'a pas eu le succès escompté auprès du public. La multiplication des théories du complot, l'idée qu'acheter des objets volés porte malheur, le lieu choisi, les droits d'entrée élevés, sans parler de l'indécence qu'il y a à extorquer aux citoyens de l'argent pour des objets qui ont été achetés avec de l'argent public, tout cela n'a pas contribué au succès de la manifestation. "Pourquoi les Tunisiens devraient-ils payer pour des choses qu'on leur a volées", s'indigne un Tunisien.

Tandis que les visiteurs étrangers qui ignorent tout du passé dictatorial de la Tunisie déambulent dans les salles de l'Espace Cléopâtre et achètent des objets sans le moindre scrupule ou se contentent d'assouvir à peu de frais leurs pulsions voyeuristes, les Tunisiens restent perplexes. Mais en dépit des frustrations, rappelons-nous qu'il y a encore deux ans un événement politique de cette ampleur n'aurait jamais toléré la moindre critique en public. Pouvoir manifester publiquement le ridicule, le dégoût, la frustration, les railleries et la gêne qu'inspire un tel spectacle est l'une des étapes primordiales du processus de démystification de l'un des régimes les plus autoritaires des vingt dernières années.

[Cet article a été publié sur Jadaliyya en anglais et traduit en français par le Courrier International.] 


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