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Crise politique et question territoriale en Tunisie

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La question territoriale a été un des fondements du soulèvement en Tunisie à la fin de l’année 2010: développement des zones défavorisées de l’intérieur du pays et accès à l’emploi et aux services étaient parmi les principaux slogans de la révolte. Les inégalités régionales et le mode de gouvernance territoriale ont continué pendant quelques mois à marquer le débat politique, figurant notamment parmi les points forts des programmes des partis politiques en course vers la constituante. Après le 23 octobre 2011, date des élections de l’Assemblée Nationale Constituante, l’enjeu territorial a progressivement été masqué par une succession de crises politiques.  Les actions  des nouvelles autorités dans ce sens ont été rares et sans effets notables. Elles ont été dans certains cas un échec (par exemple, la multiplication par quatre du budget de développement régional, que les institutions régionales bloquées par la bureaucratie et manquant de ressources humaines n’ont pas pu dépenser). Dans d’autres cas, ces politiques n’ont pas réussi à dépasser l’effet d’annonce (ainsi du programme d’habitat social proposé par le gouvernement, très critiqué par les groupes socio-professionnels, et dont le premier appel d’offres a été sans suites). La principale avancée dans ce champ concerne la préparation d’une constitution adoptant des principes très prometteurs en matière de décentralisation [1].

La crise politique que traverse la Tunisie aujourd’hui a pris une ampleur telle que les analystes de la scène tunisienne ont peiné à imaginer les issues possibles et à en estimer les conséquences. Cette crise couvait à feu doux depuis l’achèvement de la première année de travail de l’Assemblée Constituante le 23 octobre 2012, date à laquelle plusieurs forces d’opposition ont réclamé la dissolution de l’Assemblée.  Une première manifestation de la crise a suivi l’assassinat du leader politique de gauche Chokri Belaid le 6 février 2013. Les changements apportés au gouvernement par la suite [2] ont abouti, certes, à un nouvel équilibre politique, mais ce dernier s’est révélé très instable et cachait à peine une situation alarmante sur le triple plan sécuritaire, politique et social.

Le meurtre du député de l’opposition, Mohamed Brahmi, le jour de la célébration de la fête de la République, le 25 juillet 2013, a immédiatement réinstauré un climat de crise plus profonde et dont les contours étaient difficiles à cerner. Une partie de la population s’est jointe au mouvement de protestation, unissant plusieurs partis d’opposition dont les députés ont suspendu leur activité parlementaire et–encouragés par ce qui s’est passé en Egypte–réclamaient dissolution de l’Assemblée et départ du gouvernement. L’autre partie est restée attachée à la « légitimité » des structures élues. Entre les uns et les autres, la partie est loin d’être finie, malgré un dialogue national initié par un quatuor d’organisations non gouvernementales [3] qui a–non sans grandes difficultés–réussi à rassembler les protagonistes autour d’une feuille de route fragile de sortie de crise. Cette crise a donné lieu à une polarisation exacerbée entre deux forces [4] : celle défendant la « légitimité » et conduite par Ennahdha et ses alliés, et celle prônant la « fin de légitimité » dans laquelle le parti Nidaa Tounes [5] semble s’imposer comme principale force d’opposition.

Ces différentes crises–et notamment l’actuelle–ont focalisé l’attention sur la question nationale et ont mis au second plan les revendications territoriales, et ce en dépit de la situation des régions peu développées qui n’a pas connu d’améliorations notables. Des problèmes de gouvernance des villes et régions se sont également superposés aux dysfonctionnements structurels. Il s’agit notamment de la faible légitimité des équipes nommées pour la gestion des municipalités et de la contestation de l’appartenance politique de plusieurs gouverneurs au principal parti au pouvoir, Ennahdha. Mais l’inertie des crises politiques a attiré tous les regards vers la question nationale, cachant ainsi les enjeux régionaux et locaux. 

Les nouveaux espaces publics de la contestation

Comme tout au long de la période révolutionnaire et post-révolutionnaire, l’espace public a été le lieu d’expression des tensions politiques (Sassen 2011, Khémiri 2012, Harb 2013). Les deux enterrements de Chokri Belaid et Mohamed Brahmi–qui ont eu lieu dans le cimetière du Jellaz au centre-ville–ont été transformés en rassemblements de protestation et transmis en direct dans les médias. Les manifestations des pour et des contre la dissolution du gouvernement et de l’Assemblée se sont multipliées. L’espace le plus emblématique a été celui du Bardo, en face de l’Assemblée. Deux sit-in parallèles y ont pris place, séparés par un no man’s land protégé par des fils barbelés. Il est intéressant à relever que cette confrontation n’avait pas des allures d’opposition de modèles de société. Dans le camp de l’opposition « moderniste », rupture de jeune et prières collectives ont bien caractérisé les soirées ramadanesques. Le titre de « Haj » de Brahmi a été mis en exergue dans les portraits. Le message véhiculé était clair : le parti islamiste ne détient pas la référence à l’identité musulmane. Alors que chez les pro-Ennahdha, les mots d’ordre étaient démocratie, légitimité et consensus national.


[Photos 1&2 : Sit-in et rupture du jeûne au Bardo, en face de l’Assemblée. Photos prises par Imene Zaafrane et Mariem Zine.]

Le choix du lieu du Bardo est révélateur d’une certaine évolution sur le chemin de la transition : les contestations successives ont à chaque fois pris place sur l’espace public faisant face du lieu de pouvoir (avenue Bourguiba en plein centre ville en face du Ministère de l’Intérieur le 14 janvier 2011, place de la Kasbah devant le palais du gouvernement pendant les semaines qui ont suivi). La tenue du sit-in sur la place du Bardo constituait une reconnaissance implicite de la suprématie de cette institution, et par conséquence d’une avancée certaine dans la transition, même si une partie demandait la dissolution de l’Assemblée. Par comparaison,  le retour systématique à Tahrir dans le cas égyptien semble témoigner d’un retour perpétuel à la « case départ »  (Ferrié 2014).


[Photo 3 : Sit-in à la Kasbah, Novembre 2011. Image par Hassene Dridi/AP Photo.]


[Photo 4 : Manifestation sur l’avenue Bourguiba. Photo de Chokri Yahyaoui.]

La gouvernance territoriale, épisodiquement au cœur des débats

Les municipalités tunisiennes dont l’action était déjà entravée par des limites structurelles (faibles ressources humaines et financières [6], prérogatives limitées) ont été affaiblies par un système de gouvernance de transition: nominations de délégations spéciales pour gérer les affaires de la cité, mais qui demeurent peu légitimes et peinent à assumer leurs fonction, difficultés pour les représentants territoriaux de l’Etat (gouverneurs–wali–et délégués) qui subissent de fortes pressions locales face auxquelles leurs moyens sont dérisoires. En conséquence, les constructions non réglementaires et les occupations informelles de l’espace public ont connu un développement spectaculaire, et la collecte des déchets est devenue une préoccupation généralisée (par exemple à Tunis). En plus de ces dysfonctionnements, plusieurs villes ont été secouées par la crise nationale: en plus des marches organisées dans des villes de l’intérieur, pour ou contre la légitimité (souvent dans la même ville, comme à Sfax), certains appels de l’opposition pour le remplacement des représentants territoriaux pro-gouvernementaux par des personnalités neutres se sont transformés pendant la crise en sit-in devant les sièges de gouvernorats et délégations territoriales exigeant le départ des gouverneurs et délégués. Dans certaines agglomérations de Sidi Bouzid, région de déclenchement du soulèvement en décembre 2010, des comités de salut locaux ont même été crées–soutenus par des partis d’extrême gauche–et ont essayé de se substituer aux structures existantes en déclarant ne plus reconnaître les responsables institutionnels actuels et en essayant d’investir leurs locaux. A Sfax, une marche de l’opposition visant le départ du gouvernement s’est dirigée par la suite au siège de la commune en déclarant unilatéralement le départ de l’équipe municipale nommée par le gouvernement et son remplacement par l’équipe précédente issue d’un consensus aux premiers mois de 2011. Toutes ces tentatives ont échoué, n’ayant pas réussi à fédérer l’ensemble des partis de l’opposition, et encore moins la population locale.


[Photo 5 : Double inscription: en rouge, « nous voulons une municipalité », datant de début 2011, et la seconde, en noir, « nous ne voulons pas une municipalité, nous voulons le départ de Jebali (premier ministre), datant de février 2013. Fondouk Jedid, trente kilomètres de Tunis. Photo de l'auteur]

Quel avenir pour le projet de décentralisation ?

La crise politique  a freiné un important chantier en préparation, celui de la décentralisation. Fruit d’un consensus exceptionnel entre les forces politiques du pays (Turki 2014), le projet de chapitre de la constitution sur l’ « autorité locale » a ouvert la voie à la mise en place d’une réforme poussée de décentralisation (Turki et Verdeil, 2014): municipalisation de l’ensemble du territoire, adoption du principe de subsidiarité, généralisation des élections dans les collectivités locales, contrôle a posteriori des décisions, participation citoyenne aux décisions locales, solidarité entre collectivités et intercommunalité. Ce chapitre a connu une forme de stabilité entre les trois versions de projets de constitution [7], contrairement aux autres chapitres beaucoup plus controversés. Profitant de cette convergence dans la vision des forces politiques, l’administration [8]–soutenue par des groupes socio-professionnels [9], des chercheurs et des militants associatifs–a entrepris, bien avant l’adoption finale de la constitution, une double politique en rapport avec les principes énoncés. La première consiste à entamer la préparation de la phase qui suivra l’adoption du texte constitutionnel, à travers la multiplication des séminaires, l’engagement d’études de diagnostic (Dafflon, Gilbert 2013) et la préparation de la note de cadrage pour l’organisation des travaux de révision des lois et textes d’application. La seconde a été de lancer la mise en application progressive des principes retenus dans le projet de constitution: engagement vers la création de quarante-deux nouvelles communes, octroi de plus de marge pour les communes dans la préparation de leurs programmes d’investissement et introduction d’étapes de participation citoyenne dans l’établissement des projets communaux.

Cette orientation a subi les conséquences de la crise politique sur différents plans. Tout d’abord, un retard manifeste dans la diffusion et de la discussion de la note de cadrage, alimenté par le doute sur le processus constitutionnel. De plus, la crise nationale qui nécessitait une résolution urgente a mis au second plan les considérations de réforme, notamment sur les questions de décentralisation. L’unique exception concerne la proposition de résolution de la crise initiée par le charismatique professeur de droit Kais Said durant l’automne 2013, qui a refocalisé l’attention sur la question locale. Il proposait d’organiser des élections au niveau de l’ensemble des délégations du pays pour élire des représentants territoriaux qui prendraient en charge les affaires locales, à partir desquels un conseil de 264 membres (soit un représentant par délégation) remplacerait l’actuelle Assemblée Constituante dans une troisième période de transition afin de guider le pays vers les élections.

Quelles perspectives à court et à moyen terme ?

L’accélération dans les travaux de finalisation de la constitution montre que l’adoption du texte définitif peut être envisagée à très court terme. Néanmoins, la promulgation du nouveau texte constitutionnel ne saurait suffire pour déclencher le processus de réforme de décentralisation dans les prochains mois. Le nouveau gouvernement technocrate aura comme priorité (imposée par le dialogue national) de gérer le pays–notamment les questions sécuritaires et économiques–et de réussir l’organisation des élections, qui ne pourront pas être tenues avant l’été. Il faudra donc attendre les prochaines élections, et un gouvernement légitime, pour engager un tel chantier. Il est également inimaginable d’envisager des élections régionales ou locales à court terme. Tout laisse à croire alors que le modèle actuel de gouvernance de transition dans les villes et territoires a encore de longs mois, pour ne pas parler de quelques années, devant lui. Dès lors, l’espace public, investi principalement jusque là par l’enjeu national,  risque bien cette fois de devenir le lieu d’expression des enjeux politiques locaux. Mais l’enjeu sera alors de voir si tous les espaces publics locaux auront la même visibilité politique et médiatique ou bien si des différenciations régionales se feront  également sentir à ce niveau.


[Photo 6: Manifestation à Sidi Bouzid, ou quand la dimension physique de l’espace public manque à la dimension politique. Photo de Chokri Yahyaoui.]

Remerciements:

L’auteur tient à remercier Eric Verdeil et Mona Harb pour les commentaires et les suggestions formulées pour ce texte, ainsi que Imène Zaafrane, Mariem Zine et Chokri Yahyaoui pour avoir aimablement autorisé l’utilisation de leurs photographies.

Références:

Sami Yassine Turki, Eric Verdeil, La décentralisation en Tunisie, rapport de recherche pour le compte du Lebanese Center for Policy Studies, (2014).

Sami Yassine Turki, “Evolution of Cities and Territories in Tunisia through Parties’ Electoral Programs and Civil Society’s Proposals. The Role of Experts”, Built Environment, (2014, à paraître).

Notes:

[1] Voir le rapport final de la commission des collectivités locales et régionales au sein de l'Assemblée: www.anc.tn/site/main/AR/docs/rapport_final/rapports.jsp

[2] Alors que plusieurs ministres ont gardé leurs portefeuilles, le Chef du Gouvernement Hamadi Jebali avait cédé sa place à Ali Laarayedh, issu du même parti Ennahdha. Les ministères régaliens ont été confiés à des indépendants.

[3] Il s'agit de l'Union Générale des Travailleurs Tunisiens, de l'Union Tunisienne de l'Industries, du Commerce, et de l'Artisanat, de la Ligue des Droits de l'Homme et de l'Ordre des Avocats.

[4] Dans cette forte polarisation, il était très difficile de trouver une troisième voie. Le parti de l'alliance démocratique qui a tenté d'opter pour une position intermédiaire s'est attiré les foudres de ses alliés de l'opposition. Médias et intellectuels semblent s'aligner sur cette dichotomoie en cherchant, chacun, un repositionnement rapide.

[5] Dont le leader est l'ex-premier ministre Beji Caid Essebsi.

[6] Les finances locales représentent moins de quatre pourcentdu budget de l'Etat.

[7] Versions en dates du 14 décembre 2012, du 22 avril 2013 et du 1 juin 2013.

[8] Principalement les services du ministère de l'Intérieur (Direction Générale des Collectivités Locales et Centre de Formation et d'Appui à la Décentralisation) et du ministère du Développement.

[9] Notamment les urbanistes tunisiens organisés en association (ATU) qui a établi des partenariats avec des institutions nationales et décentralisées pour la participation des experts aux réflexions autour des réformes.  Voir par exemple l'organisation avec la Direction Générale des Collectivités Locales d'un colloque sur la régionalisation: www.archibat.info/news.php


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