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Le Caire, laboratoire de l'urbanisme insurrectionnel

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Review of Beth Stryker, Omar Nagati and Magda Mostafa (eds.), Learning from Cairo. Global Perspectives and Future Visions (Cairo: Cluster and The American University in Cairo, 2013).

Faisant référence au succès éditorial mondial de Denise Scott Brown et Robert Venturi sur Las Vegas (Scott Brown, Venturi, 1972), lequel marqua la naissance du postmodernisme en architecture, Learning from Cairo apparaît comme un ouvrage tout aussi innovant, qui devrait marquer les études urbaines sur l’Égypte, le Moyen-Orient et plus largement les pays du Sud et qui, lui non plus, ne devrait pas échapper à la controverse.

Précisons tout de suite que l’intérêt de Learning from Cairo réside moins dans son contenu à proprement parler, plutôt synthétique et organisé sur la base de communications à colloque, que dans l’événement scientifique majeur auquel il renvoie précisément et, plus largement, dans ce qu’il révèle des dynamiques actuelles des milieux de l’urbanisme et de l’architecture égyptiens.

Avant de devenir un livre, Learning from Cairo fut donc un colloque international, organisé en avril 2013 sur le campus historique de l’Université Américaine du Caire—historique car déserté par l’institution elle-même au profit de son nouvel établissement situé dans la lointaine banlieue de New Cairo, mais aussi en raison des affrontements de la place Tahrir sur laquelle il se trouve, réguliers depuis 2011. Ce colloque, auquel nous avons pu assister, fut innovant autant sur la forme que sur le fond. Organisé sur trois jours pleins, il mêla conférences plénières, sorties dans trois catégories d’espace urbain typiques du Caire (centre historique, quartier informel et ville nouvelle) et ateliers dynamiques animés par des acteurs de terrain et des « activistes » urbains. Le projet Learning from Cairo (colloque et édition des actes) s’est fixé pour mission de produire un discours résolument et « durablement critique » (p.7) sur les politiques urbaines en vigueur et de tirer les enseignements des compétences des citadins, de ceux qui vivent et font la ville au quotidien, notamment dans les quartiers populaires, pour développer une nouvelle « vision » pour Le Caire : faire de la mégalopole égyptienne non plus un symbole du mal-développement mais un modèle d’innovations et de résistances urbaines que la révolution de 2011 a mis en lumière.

Un inventaire des conséquences urbaines de la révolution égyptienne

Learning from Cairo voit la révolution de 2011 comme une révolution urbaine « par excellence », dans ses racines, ses manifestations et ses ramifications (p.6). C’est la thèse centrale de l’ouvrage qui présente les changements survenus dans les rapports des habitants à l’espace public urbain comme un acquis indiscutable et pérenne de cette révolution. Ces changements s’observent d’une part dans les pratiques, très bien documentées dans la troisième partie de l’ouvrage: réappropriation des places, amplification du commerce de rue, développement des arts de rue notamment sur les murs construits par les forces de l’ordre dans le centre du Caire, aménagement de voies d’accès aux autoroutes urbaines permettant de désenclaver certains quartiers périphériques, etc. D’autre part, le changement se donne à voir dans ce que les auteurs analysent comme l’émergence d’une « nouvelle citoyenneté urbaine » [urban citizenship]. Ils rejoignent ainsi d’autres spécialistes du Monde arabe affirmant que cette « citoyenneté » se manifesterait aujourd’hui aussi bien en Syrie, malgré l’attisement des tensions communautaires, où des civils gèrent entièrement certaines institutions locales comme à Yabroud, que dans les quartiers d’immigrés à Dubaï, malgré l’impossibilité pour ces derniers d’accéder à une citoyenneté légale.

L’ouvrage fait donc remarquablement état des répercussions de l’épisode révolutionnaire égyptien au plan des pratiques spatiales, des paysages urbains et de l’identité urbaine. Les habitants des villes ont su tirer profit, d’après les auteurs, de la « fluidité politique » post-révolutionnaire et de la vulnérabilité croissante de l’État pour se réapproprier les espaces publics longtemps confisqués par des décennies d’autoritarisme. L’ouvrage, de ce point de vue-là, est à rapprocher d’un autre opus publié simultanément par les mêmes auteurs. Ils y invitent, à l’aide des techniques parfaitement maitrisées du dessin architectural, du comptage, de la composition photographique et de la cartographie dynamique, à faire l’examen approfondi du phénomène de l’informalité [mapping informality]. Selon O. Nagati et B. Stryker, à travers l’extension territoriale des kiosques, l’occupation illégale des rues par les commerçants, la construction de bretelles routières ou encore l’autorégulation des parkings, se pose plus largement la question de la lutte pour le « droit à la ville » et aux services urbains. Rassemblées, ces nouvelles pratiques produisent ce que les auteurs nomment un « ordre urbain alternatif » (Archiving the City in Flux, p. 64). Repenser les villes à partir de cet urbanisme contestataire serait ainsi, selon eux, le seul moyen de rendre ces dernières plus équitables, plus démocratiques.

Un indicateur des énergies créatrices dans le domaine de l’architecture et de l’urbanisme en Égypte

Les villes d’Égypte sont traversées par des dynamiques contradictoires : le climat social et politique n’y a sans doute jamais été aussi tendu qu’aujourd’hui. Toutefois, le milieu professionnel et associatif de l’urbanisme n’y a jamais non plus été aussi actif et imaginatif. Learning from Cairo le prouve. Le projet a rassemblé les meilleurs spécialistes égyptiens dont la visibilité s’est accrue depuis la révolution. Yahia Shawkat, auteur du blog Shadow Ministry of Housing  et d’un rapport remarqué qui critique l’action de la Banque mondiale dans le domaine du développement urbain en Égypte, montre que le ministère du Logement intervient en dernier ressort seulement, après les ministères de la Défense, des Antiquités, du Pétrole, etc., par exemple dans la décision d’allocation de terrains constructibles à un investisseur, révélant ainsi la contre-productivité de l’hypercentralisme sur la réglementation urbanistique.

Learning from Cairo fait la part belle aux « activistes » urbains égyptiens, parmi lesquels le collectif Madd Platform, l’initiative Tadamun et le projet Egyptian Urban Action, dont on relèvera la qualité des présentations. Dans le premier cas, Mohamad Abotera et Ahmed Zaazaa présentent un modèle d’aménagement [urban design] convaincant qui prend en compte les usages des habitants, dans le but de mettre fin aux approches « par le haut » de la planification territoriale. Dans le deuxième cas, Kareem Ibrahim et Diane Singerman donnent quelques pistes visant à valoriser les initiatives locales de développement urbain, à la lumière du cas de Nahia Urban Center, présenté comme un exemple de coopération fructueuse entre le gouvernement et la société civile en matière de gestion des déchets. Dans le troisième cas, Omnia Khalil a filmé les itinéraires résidentiels forcés d’habitants expulsés de leur quartier et relogés dans la ville nouvelle de 6 Octobre, en périphérie du Caire. Elle montre que, bien qu’unanimement dénoncées par l’ensemble des ONG et même par certains membres de la classe politique, les expulsions ont toujours eu cours sous les gouvernements transitionnels qui se sont succédé depuis 2011.

L’ouvrage s’interroge enfin sur les façons de reconsidérer les métiers de l’architecture et de l’urbanisme au regard des évolutions en cours qui ont tendance à formaliser l’informel sans qu’aucun professionnel n’intervienne dans ce processus. Magda Mostafa va jusqu’à considérer les pratiques émanant des quartiers populaires et des communautés locales [Community Based Organizations] comme un « excellent matériau pédagogique » (p. 134). D’autres textes, s’inscrivant dans une démarche plus réflexive, invitent à prendre du recul vis-à-vis des théories urbaines occidentales (May al-Ibrashy, p. 137 ; Mohamed Elshahed, p. 144) qui n’ont jusqu’à présent pas permis, selon leurs auteurs, d’appréhender la complexité urbaine de la capitale égyptienne, ni d’en diminuer les maux. La présence, lors du colloque, de chercheurs et d’acteurs de terrain d’autres grands pays du Sud tels que l’Inde, l’Afrique du Sud, la Turquie et le Vénézuela, s’inscrit dans cette volonté des auteurs de « désoccidentaliser » le regard sur l’urbanisation des pays du Sud.

Vision pragmatique ou angélique de l’urbain en situation révolutionnaire ?

Si l’on souscrit volontiers aux principales conclusions de l’ouvrage, sur la nécessité de repenser les villes égyptiennes à l’aune des changements politiques, à partir des pratiques individuelles et collectives et en renouvelant les paradigmes et méthodes d’analyse, on pourra reprocher à  Learning from Cairo de tendre vers une vision angélique, voire romantique, des situations urbaines post-révolutionnaires. Autrement dit, paru pourtant près de trois ans après le déclenchement de la révolution, l’ouvrage peut laisser l’impression que les auteurs sont demeurés dans cet état d’optimisme caractéristique du contexte de l’immédiat après 2011, où tout semblait alors possible. Or, les villes d’Égypte sont entrées dans une spirale de violences sans précédent, à laquelle l’ouvrage ne fait que peu référence. L’émergence d’une nouvelle délinquance urbaine, la multiplication des formes de répression par les forces de l’ordre—qui font à nouveau partie intégrante du paysage urbain depuis la destitution de Mohamed Morsi en juillet 2013—et l’élargissement du spectre des conflits sociaux, confessionnels et territoriaux depuis deux ans n’invitent pas franchement à l’optimisme.

On rejoindra par contre plus aisément les auteurs dans leur entreprise louable de décryptage de l’« urbanisme informel », dans la lignée des travaux de Y. Elsheshtawy sur la question par exemple (Elsheshtawy, 2011), à l’heure, de surcroît, où la planification territoriale officielle est en suspens. Intelligemment décrit dans l’ouvrage comme un processus de légitimation de l’accès à la ville et non plus comme une pratique illégale (p.89), l’habitat informel y est cependant parfois érigé comme modèle ou idéal urbanistique. Violemment stigmatisé et négligé par la classe politique et les médias égyptiens pendant plusieurs décennies, l’informel peut-il pour autant être promu à ce rang, en fermant ainsi les yeux sur les dysfonctionnements qu’il véhicule au même titre que toute autre typomorphologie urbaine ?

Dans le même ordre d’idées, l’ouvrage semble faire l’éloge de la participation citadine, disant en substance que le « salut » urbanistique viendra de la prise en compte de la parole du citadin ordinaire. Là encore, on ne peut que souscrire à cette idée, mais encore aurait-il fallu préciser les modalités de cette prise en compte dans le contexte d’instabilité politique actuel (quels acteurs, quelles instances ?) et faire le bilan de ce qui a déjà été fait dans le domaine de la participation, notamment par les organisations internationales (Banque Mondiale, GIZ, etc.) qui en font l’une de leur « bonnes pratiques » à mettre en œuvre sur les terrains urbains du Sud.

Enfin, c’est à la question du rapport au politique que l’ouvrage manque le plus de répondre. Alors que l’on comprend à sa lecture que, pour certains « activistes », l’implication dans le débat sur la ville a constitué un réel levier de politisation—on pensera notamment aux actions militantes menées par les uns et les autres en faveur de la défense des droits au sol et au logement— peu d’entre eux se livrent sur leur volonté/capacité à s’engager plus durablement dans la reconstruction politique du pays afin d’essayer de changer les choses par le « haut ».

Au bout du compte et malgré ces quelques critiques, Learning from Cairo offre un condensé de ce qui se fait de mieux en recherche urbaine sur l’Égypte révolutionnaire. Il propose une vision très pragmatique des mutations urbaines à l’heure de la transition politique et chaque étude de cas constitue un apport précieux à la compréhension des nouveaux enjeux urbains. Au-delà du cas égyptien, l’ouvrage invite à réfléchir sur la place des sociétés civiles en général et des urbanistes, architectes et artistes en particulier dans la cité en proie à la contestation et à la révolte. Il ouvre des pistes tout à fait convaincantes pour appréhender l’urbanisme informel et insurrectionnel.

Références
Denise Scott Brown and Robert Venturi, Learning from Las Vegas (Cambridge, MIT Press, 1972)
Akram Kachee, « Trajectoires de villes syriennes dans la révolution : Vers l’émergence d’une citoyenneté ? », Confluences Méditerranée 85 (2013), 103-114.
Neha Vora, Impossible Citizens: Dubai’s Indian Diaspora (Durham, Duke University Press, 2013).
Omar Nagati et Beth Stryker, Archiving the city in flux. Cairo’s shifting landscape since the January 25th Revolution (Cairo, Cluster, 2013).
Yasser Elsheshtawy (ed.), « The Informal Turn », Built Environment 37-1 (2011), 5-10.

 

This review was first published in Les Cahiers de l’EMAM.


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